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Bienvenue en 1984

Apple : revolution or not revolution ?
jeudi 29 janvier 2004.
 
L’on revient beaucoup, ces derniers jours, sur les circonstances du lancement du Macintosh, et en particulier du spot « 1984 » réalisé alors par Ridley Scott, et diffusé une unique fois à plus de quarante millions de téléspectateurs parmi le public américain le plus populaire. Ce jour là, Apple a fait date dans l’histoire de la publicité autant que le Mac dans celle de l’informatique. Un vrai onze septembre, à une époque, il est vrai, où l’on ne se formalisait pas tant d’être impolitiquement correct. Vingt ans après l’avertissement lancé au monde par un visionnaire rebelle et un vendeur idéaliste, qu’en reste t-il ?

Révolution promise

Lorsque Jobs et Sculley, les deux compères réunis pour changer le monde et pas en eau sucrée cherchèrent une idée pour mettre sur le marché leur bébé révolutionnaire, ils n’y allèrent pas avec le dos de la cuillère. En effet, ce qui restera peut-être bien le plus dingue des paris d’Apple a encore aujourd’hui de quoi faire pâlir dans le Landernau publicitaire. Jugez plutôt : le choix de « 1984 » et de sa diffusion lors de la finale du Superbowl, c’est un budget record de plus d’un million et demi de dollars. À cause de cela le Mac coûtera 2500 dollars au lieu des 2000 prévus, entrant ainsi en contradiction durable avec l’un des principes-clé d’Apple : l’accessibilité du prix (restant tout de même inférieur de 1000 $ au PC de l’époque). Et c’est compter sans l’immense provocation qui aurait tout aussi bien pu faire disparaître Apple aussi sûrement qu’Atari.

Comme le raconte si bien L’aventure Apple, cela ne s’est pas fait sans grincements de dents, mais les retombées médiatiques finirent probablement par calmer les mécontents, si l’on considère que cet exploit n’a pas plus tard coûté cher à leurs auteurs, tous deux remerciés au profit d’une politique jugée plus raisonnable du point de vue des actionnaires. Ajoutons que l’un comme l’autre se sont alors tournés vers la politique, comme un prolongement naturel de ce qu’ils avaient entrepris, Jobs finalement découragé par ses conseillers, et Sculley s’investissant dans le parti démocrate.

L’intention était claire, telle que rapportée par l’ex Pepsi-man : « [Jobs] pensait que si notre produit était assez grandiose pour changer le monde, il méritait une campagne publicitaire capable de changer les mentalités ». Mais le peuple moutonnier et laborieux que le Mac devait libérer en lui expliquant pourquoi « 1984 ne serait pas "1984" », a t’il seulement perçu le message ? Car si le Big Brother d’alors était IBM, le parterre du spot semble aujourd’hui composé des consommateurs aveuglés d’une informatique à la Windows. Et jamais, grâce, entre autres, au précieux concours de Microsoft et de son révolutionnaire Palladium, notre monde n’a été aussi près de ressembler à ce qui fait celui du roman d’Orwell. Le célèbre refrain de ce dernier, Big Brother is watching you, est en passe de devenir une réalité encore plus prosaïque et dangereuse pour les libertés individuelles que ce que l’écrivain britannique en avait pressenti.

De fait, les maux de notre siècle naissant, de la guerre permanente aux mensonges de nos gouvernants, du politiquement correct au lavage de cerveau médiatique, du tout répressif à la tentation du contrôle électronique des populations, tout cela avait été prophétisé par l’auteur. Celui-ci, témoin des événements de la première moitié du XXème siècle n’a pourtant fait que poser le postulat de ce que serait le monde idéal pour un potentat social-nationaliste. Avec l’invention de la schizophrénique double-pensée, il ajoute aux méthodes éprouvées un volet jamais depuis aussi bien théorisé : la nécessité d’induire une confusion mentale chez les individus afin qu’ils se soumettent avec reconnaissance et soulagement à l’ordre qui leur est imposé. Les trois slogans du Ministère de la Vérité (d’un autre point de vue, on dirait plutôt propagande), sont à cet égard tout à fait édifiants et ne lassent pas d’êtres médités :

LA GUERRE C’EST LA PAIX

LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE

L’IGNORANCE C’EST LA FORCE

L’apparente contradiction de leurs termes n’est pas absurde, et n’eût été l’hypocrisie encore de mise dans un monde pas encore aussi perfectionné, ce vademecum pourrait bien donner un sens à de nombreux phénomènes qui entrent en contradiction douloureuse avec notre raison et bon sens. Car, si Orwell l’a bien écrit pour nous avertir qu’à l’avènement d’un tel nouvel ordre social, il sera vain de songer à protester, si tant est que l’on aille pas de soi même se dénoncer pour « crime par la pensée », l’on peut être en droit de se demander si l’ouvrage n’inspire pas certains brillants esprits occupés à nous faire passer sous leur coupe réglée. Car, à un détail près, ce qui est pénurie là devenant frénésie de consommation ici, et pour lequel un slogan comme LE BONHEUR C’EST LA FRUSTRATION semblerait adapté, on pourrait croire que 1984 inspire tout droit leur roadmap pour l’Humanité.

Pour parler simplement, ce que suggère une (re)lecture que je vous recommande à la lumière des événements de l’actualité, c’est tout simplement que s’il y a tant de chômeurs, ou la guerre, ou tant d’autres méfaits qui nous rendent dingues en faisant perdre prise à notre sens critique, ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas compétents ou que la politique, c’est particulièrement difficile, comme métier. Il est inutile d’attendre qu’ils se rendent compte ou anticipent les conséquences criminelles de leur irresponsabilité, car là n’est pas le but réel recherché : il s’agit bien, c’est simple comme Macintosh, de nous rendre dingues en faisant perdre prise à notre sens critique. Que ceux qui comptent sur une réaction saine et spontanée du peuple à une telle inanité reviennent à eux et entendent qu’elle n’est même plus à espérer : le procédé a parfaitement bien fonctionné, et d’ailleurs l’espoir lui-même fait aujourd’hui l’objet de très bons produits, peut-être un peu plus chers, mais l’espoir n’a pas de prix...

Révolution due

Vous voyez bien, on ne s’est pas éloigné tant que ça du sujet. Lors de sa sortie, le Mac était pour Jobs le rêve que chacun puisse avoir entre les mains un outil qui engagerait sa créativité naturelle à s’exprimer, et partant, sa liberté à s’épanouir. Et c’est bel et bien ce rêve que nous continuons à poursuivre à ses côtés, comme si de rien n’était. Prenez Garage Band, par exemple : au-delà du clin d’œil aux sources bouillonnantes dans ce nom qui évoque les premières heures d’Apple, nous avons un produit qui pourrait bel et bien révolutionner la pratique domestique de la musique autant que le Mac l’a fait de l’informatique, mais qui donc s’en préoccupe ? Il nous suffit de savoir qu’Apple a pu l’inventer, en attendant je ne sais quel truc encore plus révolutionnaire d’un anniversaire pour lequel les cadeaux du dernier keynote ont déjà plus que donné. Mais Apple ne serait pas notre Apple sans cela, grâce à quoi nous supportons en vrac SAV scandaleux et ridicule part de marché sous le regard condescendant des balourds en pécé, pour qui révolutionnaire se dit d’une serpillère.

Dans ce monde où il se raconte (perfidement, certes, mais puisque c’est faux, c’est donc vrai...) que, devant changer une ampoule, les ingénieurs de Microsoft songent à faire de l’obscurité un standard, Jobs le visionnaire navigue désormais à vue sur les œufs du pragmatisme, et Jobs le rebelle a compris que le temps où la révolution était révolutionnaire est révolu. Le Mac est devenu aussi banal qu’un simple PC, et maintenant, la plus remarquable des prises de positions politiques d’Apple est d’accueillir Al Gore dans son directoire.

Ainsi, si Apple a ressorti le spot à l’occasion de ce vingtième anniversaire, c’est en se gardant bien de révéler à quel point son actualité est désormais devenue cuisante. Non, et pire, le voilà palette graffité d’un iPod apparu au cou de la sportive héroïne, qui décrédibilise gravement la portée du message courageux de la première version. L’iPod ne serait-il donc qu’un accessoire de plus pour ne pas entendre la beauté du monde qui s’écroule ? L’histoire d’Apple aussi serait-elle devenue un roman inutile ?

Et pourtant, qui mieux qu’Apple pourrait aujourd’hui cristalliser la notion d’une protestation sensée devant la farce tragique dont on est en train de nous jouer ? Qui d’autre qu’elle pourrait porter un regard éclairé sur les nuages d’aujourd’hui et les pluies de demain, dénoncer le spectre Palladium, refuser la soumission servile à l’injuste, encourager les voix dissidentes qu’elle a autrefois louées, aider à faire entendre une réponse créative chez ceux qui pensent encore, nombreux à être également de ses clients, relayer la voix de tous ceux qui se sentent comme s’ils avaient moins de 5% de part de marché, à commencer par les enfants ? Le Macintosh n’a t’il pas été inventé pour ça, donner de la voix aux sans-voix, et de l’intelligence aux sans-éducation ?

Elle en a le public, la légitimité historique, les capacités, et même, à cet anniversaire, l’occasion, il ne manque que la volonté. Je n’ose pas croire que Steve Jobs, lui qui nous avait presque convaincu que l’on pouvait se servir du capitalisme pour rendre le monde meilleur, se contente, à l’heure grave qui est la nôtre, d’y laisser dans le fond une trace cosmétique, d’y rester comme un simple Loewy du computer. Désolé, mon amour, mais c’est pas ce qui s’appelle changer le monde, ça. Ou alors en celui de 1984, dans lequel le dissident en chef est une création du pouvoir dans la toile duquel se font irrémédiablement piéger ceux qui persistent à lutter.

C’est pourquoi, avant de devenir Linuxien de corps et d’esprit (sur plateforme PPC, faut quand même pas exagérer), je voudrais rappeler à Steve Jobs qu’il nous avait fait, il y a vingt ans, la plus solennelle des promesses. Grâce au Macintosh, nous devions voir pourquoi 1984 ne serait pas comme « 1984 ». Mais tout ce que nous voyons, c’est que 2004 devient comme « 1984 », que le Macintosh n’y change rien, et qu’à force son silence va devenir suspect. À partir de là, iMac G4 ou G5, pour moi, c’est Pablo Picasso ou Picasso Pablo, y’a plus que dans les musées que ça reste en activité. Heureusement, dans la vraie vie, ça ne serait tout de même pas croyable que même Apple nous ait abandonnés... Mais c’est qu’à ce régime-là, quand Jobs se présentera enfin à la Présidence, pas sûr qu’on ait encore le droit de voter...

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